Statistique et Démocratie : à quoi servent les chiffres?

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" A quoi servent les chiffres ? " Telle était la question posée lors d'une conférence organisée par le Conseil National de l'information statistique (Cnis) et l'Insee le 5 février dernier. Elle réunissait différents intervenants, utilisateurs de la statistique publique : élus, chefs d'entreprise, médias, associations, syndicats, administrations, chercheurs... Le principal enseignement que nous en avons tiré est qu'il est temps de faire de la pédagogie grand public sur ce sujet crucial. Retour sur les principaux points soulignés lors de cette rencontre.

En guise d’introduction, le président du Conseil économique, social et environnemental (CESE), Jean Paul Delevoye rappelle que si la statistique publique est un outil d’information utile au débat démocratique, elle appelle néanmoins dans une  » société en pleine métamorphose «  à une certaine prudence :  » les indicateurs du passé doivent-ils servir à éclairer l’avenir ? «  s’interroge t-il. Le président du CESE poursuit ainsi :  » est ce que la dictature des chiffres […] n’est pas un refuge qui impose des choix plutôt que de nourrir des choix ? […] qui met en place des mécanismes d’exclusion plutôt que des mécanismes de réflexion ? « .

Comprendre les grands changements socio-économiques: le vrai apport des chiffres?

Sur ce premier thème, plusieurs intervenants issus de divers horizons professionnels se sont intérrogés et exprimés sur le véritable apport de la statistique publique dans une société en perpétuelle mutation. 

La société a besoin d’une boussole statistique

Pour Jean Pierre Duport, président du Cnis,  » il existe un lien étroit entre la statistique et la démocratie ; l’un ne va pas sans l’autre « . Selon lui, certains politiques ont parfois une  » vision trop utilitaire du chiffre  » dans un horizon de temps trop court. Pour autant,la société a besoin d’une  » boussole statistique «  pour éclairer et faire comprendre au grand public les enjeux de société tels que l’emploi, la pauvreté, la croissance, etc. Néanmoins, pour qu’elle fonctionne et qu’elle inspire confiance, il est nécessaire de favoriser le débat démocratique autour des thèmes de société et de développer un dialogue entre toutes les instances concernées autour de la conception même des données. Enfin, Jean Pierre Duport s’interroge sur la capacité de la statistique publique à éclairer la société et sur sa réactivité.

La statistique sert-elle réellement la démocratie ?

Partant du constat que le partage de l’information et les décisions en découlant s’étendent désormais à tous les citoyens, André Jean Guérin, ingénieur des ponts, des eaux et des forêts et membre du Cese affirme que  » le compromis démocratique a besoin de bases solides « . Aussi,la statistique publique doit avant tout évoluer, se définir en fonction des besoins de la société et impliquer les citoyens dans la conception de nouveaux indicateurs. A cet égard, il cite notamment la controverse existant depuis des décennies autour de la mesure du PIB :  » les indicateurs du PIB et de la croissance sont impropres à rendre compte du bien-être de la société « . De même, le développement d’indicateurs de développement durable dans le années 1990 s’est révélé indispensable face aux mutations auxquelles ont été confrontées historiquement les sociétés en pleine croissance économique.

Les chiffres sont aujourd’hui des armes de combat

Pour Jean Viard, sociologue et directeur de recherche au CNRS, les chiffres constituent de véritables  » armes de combat « . Selon lui, toute la question est de savoir comment il est possible de penser la métamorphose de la société avec des chiffres. La France les utilise pour mesurer et quantifier l’ampleur de ces changements , à la façon dont les paysans bornaient et délimitaient traditionnellement leurs champs. Or, il faudrait se servir de la statistique publique  » comme les marins  » en s’interrogeant sur le sens que l’on veut donner aux chiffres. Il nous faut désormais être capable de mesurer les changements de la société dans un monde discontinu. Finalement, l’évolution de la conception de la statistique publique doit être pensée de la même façon que l’évolution du droit face aux métamorphoses sociales (l’augmentation de l’espérance de vie, la réduction du temps du travail, l’émergence de nouvelles classes sociales, la hausse du chômage, la pauvreté, etc.).

La statistique publique permet de s’éloigner de l’obscurantisme

Selon Agnès Bénnassy-Quéré, économiste et présidente déléguée du Conseil d’analyse économique,  » la profusion des statistiques peut poser des problèmes mais elle nous éloigne avant tout de l’obscurantisme « . La statistique publique, même pléthorique, est souhaitable, c’est un véritable enjeu républicain. Néanmoins, certaines données doivent être interprétées avec prudence. Pour illustrer cette idée, Agnès Bénassy-Quéré prend l’exemple de la compétitivité française. Elle est souvent mesurée par le solde des transactions courantes. Or, ce n’est pas toujours un indicateur viable ou suffisant car d’autres éléments doivent être pris en compte dans cette analyse. Ce n’est pas l’utilité de la statistique publique qui doit être remise en cause mais plutôt sa construction et son interprétation.

Ainsi, si des progrès ont été réalisés dans la mise à disposition des données (certains autrefois privées sont devenues publiques), les statistiques doivent avant tout être utilisées avec prudence. Pour Agnès Bennassy-Quéré, il faut limiter leur interprétation, favoriser l’enseignement des statistiques dans l’enseignement secondaire. En particulier, il faut développer ce que les intervenants appellent une culture de la source : préciser la façon dont par exemple les statistiques ont été construites et faire comprendre que ce ne sont jamais des données brutes mais des données travaillées par les statisticiens, selon les conventions en vigueur.

Débattre et décider : comment mieux utiliser les statistiques ?

Les chiffres ont envahi le débat politique, et il faut pour cette raison même être en mesure de les décrypter et de les contextualiser.

Les chiffres ont envahi le débat politique…

Selon Jean Bassères, Directeur général de Pôle Emploi,  » l’enjeu majeur pour les producteurs de statistiques publiques est de s’assurer qu’il existe un bon partage entre les statisticiens et les opérationnels « . Il est nécessaire que toutes les évolutions de gestion puissent être anticipées et mesurées pour leurs conséquences statistiques. 

Par ailleurs, pour Jean Bassères, les chiffres ont aujourd’hui totalement envahi le débat politique et le faussent dans certains cas. Par exemple, les données relatives aux demandeurs d’emploi publiées mensuellement sont immédiatement assimilées au nombre de chômeurs. Selon lui, il faudrait davantage orienter les commentaires sur les tendances réalisées à moyen terme plutôt que de se focaliser sur les mouvements opérés à très court terme.

… depuis la crise financière

Un point de vue partagé par Karine Berger, députée des Hautes-Alpes, qui constate que l’invasion des chiffres dans le débat politique n’a jamais été aussi importante depuis la crise financière de 2008. Selon elle, si les débats politiques s’orientent désormais vers des batailles de chiffres, il faut avant tout faire en sorte que le grand public puisse les comprendre. Or, la grande majorité des Français ne disposent pas des connaissances nécessaires à la compréhension et à l’interprétation des données statistiques. Dès lors, les producteurs de données tels que le Cnis ou encore l’Insee doivent davantage expliciter les données qu’ils fournissement au risque  » d’exclure une partie des Français du débat républicain et de biaiser les discours politiques « .

Comprendre les statistiques et développer l’esprit critique

Pour Gislaine Hierso, présidente de l’association française des Petits Débrouillards (association de vulgarisation des sciences et des techniques) il faut avant tout  » oser le questionnement «  » quand on parle des chiffres, on oublie souvent de rappeler le contexte « . Il ne faut pas oublier que les données statistiques sont des « données objectives dans un monde subjectif ». Il est donc impératif de favoriser l’éducation statistique, d’expliquer leur construction et de développer l’esprit critique dans la mesure où les chiffres donnent, certes, une certaine réalité mais une réalité qu’il est nécessaire d’objectiver avec d’autres données. Par ailleurs, une autre difficulté qui se pose est la méconnaissances des interdépendances économiques, pourtant indispensables à la compréhension et à l’interprétation des statistiques.

La statistique publique est une science, un art et un artisanat

Alain Imbert, responsable du département Recherches et Analyses de Mc Kinsey & Company, rappelle quant à lui que contrairement à une idée reçue,  » l’appareil statistique français est l’un des plus performants en Europe, notamment en terme de production de données territoriales « . Néanmoins, si la statistique publique est une science ( » il faut produire des données de manière systématique et rigoureuse « ), elle est aussi un art et un artisanat. En effet, la plupart des données résultent d’un procédé de construction plus ou moins complexe. Or, les consommateurs de ces données ne disposent pas nécessairement des outils pour les comprendre et les interpréter. Par ailleurs, leur demande répond le plus souvent à des besoins ponctuels d’où la nécessité de développer des intermédiaires chargés d’opérer des travaux de simplification.

Faire confiance au système statistique et assurer son indépendance

Pour Denise Lievesley, présidente de l’European Statistical Advisory Committee, la question est de savoir comment obtenir des statistiques qui permettent de prendre des décisions de politique économique et budgétaire. Pour y parvenir, il faut d’une part favoriser l’éducation statistique et d’autre part  » développer des formes de collaboration entre ceux qui produisent les données et ceux qui communiquent ces données « . Enfin, il faut également  » faire confiance au système statistique et assurer son indépendance « . Cette confiance passe par la construction d’indicateurs statistiques de qualité, par une formation des statisticiens sur les processus à réaliser, notamment par la création d’organes en charge de la vérification des données, et enfin par un encadrement législatif des pratiques statistiques. 

Les problèmes posés par l’open data et le big data

Les intervenants sont unanimes à reconnaitre les progrès, susceptibles d’être générés par le développement du big data et de l’open data. D’une part, diffuser et mettre à la disposition de tous le plus grand nombre de données. D’autre part, faciliter le quotidien des populations urbaines. Par exemple, leur permettre de trouver directement des places de parking. Alain Imbert rappelle également qu’il existe des enjeux financiers non négligeables tels que l’utilisation de l’open data dans les transports.

Néanmoins, pour éviter que  » trop de statistiques tuent les statistiques « , il faut veiller à ce qu’elles soient bien comprises par tous ce qui remet au centre du débat la nécessaire éducation au chiffre que nos sociétés doivent mettre en place. Savoir utiliser les chiffres, apprendre à les interpréter, créer de la confiance en mettant en place une procédure de labellisation des données sont autant de conditions pour que la statistique serve efficacement nos démocraties.