Inégalités : mieux vaut hériter que travailler

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Thomas Piketty, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et professeur à l’École d’Économie de Paris. Il répond à nos questions sur son best-seller « Le capital au XXIe siècle » qui bouleverse la réflexion sur l’évolution des inégalités de patrimoine sur longue période.

 

Cette interview a été réalisée en 2014.

Comment mesurer les inégalités ?

Ce livre sur l’histoire des revenus et des patrimoines, pour plus de 20 pays et pour certains d’entre eux sur 3 siècles, est vraiment le fruit d’un projet très collectif de collecte de données historiques.

Ce livre essaie en même temps de raconter une histoire humaine de l’argent et des inégalités ; c’est une histoire économique, mais elle est aussi politique, sociale, culturelle car elle met en jeu les représentations que se font les acteurs des inégalités. De ce point de vue-là, les représentations littéraires figurent parmi les représentations les plus puissantes, la force d’expression de Balzac sur la structure des patrimoines en France au XIXe siècle ne pourra jamais être égalée par des concepts théoriques ou des constructions statistiques.

Pour autant, ces constructions statistiques sont utiles pour permettre une meilleure régulation démocratique des conflits autour de la distribution.

Les moyens modernes de collecte de données permettent de le faire à une plus grande échelle qu’auparavant. Si ce travail n’avait pas été fait auparavant, c’est qu’il était difficile à faire techniquement : par exemple, aux États-Unis dans les années 1950, Kuznets a utilisé les données de l’impôt sur le revenu entre 1913 et 1948 pour calculer les premières séries sur les inégalités de revenus. Il a trouvé qu’il y avait une forte baisse des inégalités de revenus, aux États-Unis entre 1913 et 1948, ce qui a profondément influencé les réflexions dans les années 1950, 1960 et 1970 où un certain optimisme prévalait justement sur la réduction des inégalités.

Ce travail n’a jamais été étendu ; c’est ce que nous avons fait avec Anthony Atkinson pour le Royaume-Uni, avec Emmanuel Saez pour les États-Unis, avec Facundo Alvarado pour l’Argentine et avec Abhijit Banerjee pour l’Inde. Ce changement de perspectives montre que qu’il y a eu une très forte remontée des inégalités à la fin de la période, notamment aux États-Unis.

En France, les archives successorales constituent la deuxième grande série de données utilisées. En effet, la Révolution Française crée un Observatoire des fortunes qui permet, grâce à un système d’enregistrement des transmissions de biens immobiliers et financiers, de garder la trace des patrimoines pour la période 1780-1800.

L’impôt lui-même est « très léger » jusqu’à la première guerre mondiale, il y a donc peu de manipulations de revenus et de patrimoines mais les données très riches sur les patrimoines permettent de retracer leur histoire.

Cette exploration historique et internationale, dans l’histoire des inégalités et des patrimoines, donne à réfléchir sur les conditions d’observation, de production des informations et de transparence démocratique dans nos sociétés à venir.

Comment expliquer l’accroissement des inégalités ?

Il faut d’abord insister sur le fait que l’histoire des inégalités est multidimensionnelle, il n’y a pas un seul processus qui conduirait toujours et partout à un accroissement ou à une réduction des inégalités.

La principale conclusion de ce livre est que l’histoire peut aller dans différentes directions, avec des mécanismes qui l’emportent parfois dans le sens de la réduction, parfois dans le sens de l’accroissement des inégalités.

La principale force de réduction des inégalités entre les pays et au sein des pays, c’est la diffusion des connaissances et de l’éducation. Celle-ci permet à des pays de rattraper d’autres pays, de réduire les inégalités si les institutions éducatives sont suffisamment inclusives pour permettre à des groupes suffisamment larges de la population d’accéder au savoir, aux emplois et aux qualifications.

Cette question de l’éducation n’est pas le seul mécanisme important. Je m’efforce de montrer qu’une force très puissante d’accroissement des inégalités est la tendance des très hautes rémunérations managériales à « se servir » des rémunérations sans rapport réel avec le niveau de qualification ou de productivité observé.

Cela a été vrai notamment aux États-Unis avec une très forte hausse des plus hautes rémunérations managériales, au cours de ces trente dernières années. C’est beaucoup moins vrai en Europe où l’explosion des inégalités a été beaucoup moins forte en Europe qu’aux États-Unis. Ce n’est pas par hasard si le mouvement Occupy Wall Street a eu lieu à New York et non pas à Bruxelles, à Paris ou à Tokyo. En Europe et Japon, cette montée des très hauts revenus a donc été plus limitée.

Il y a une autre force explicative à long terme, c’est la tendance du rendement du capital à excéder le taux de croissance. Ceci permet à la fois de comprendre le très haut niveau de concentration patrimoniale, observé dans toutes les sociétés jusqu’à la Première Guerre mondiale, et également de comprendre la remontée récente des inégalités patrimoniales.

Si on prolonge certaines tendances observées actuellement pour les plus hauts patrimoines, personne ne sait jusqu’où ce mouvement peut aller. On observe, si on prend les classements Forbes des plus hauts patrimoines mondiaux, que ceux-ci augmentent 3 à 4 fois plus rapidement que la taille de l’économie mondiale ou que l’évolution du patrimoine moyen ou du revenu moyen.

On a là une force de divergence potentiellement assez inquiétante, qui conduit à se réinterroger sur les déterminants des inégalités de patrimoine à long terme et sur cet équilibre entre le rendement du capital et le taux de croissance. 

Rendement du capital versus croissance… 

Il faut bien analyser ce que signifie cette inégalité « r > g », le taux de rendement du capital est supérieur au taux de croissance.

Le premier point à comprendre que cela n’implique pas une augmentation infinie des inégalités, mais plutôt une perpétuation des inégalités.

Si le taux de croissance est de 1 % par an et le taux de rendement du capital de 5 %, cela signifie qu’en moyenne les détenteurs de patrimoine peuvent se permettre de consommer les 4/5èmes du rendement de leur capital, et d’en réinvestir uniquement 1/5ème pour que leur patrimoine augmente aussi vite que la taille de l’économie et qu’ils conservent ainsi leur position initiale dans la société.

Mais en pratique, il y a des chocs individuels : certaines familles vont dilapider le patrimoine, d’autres consommant moins que les quatre cinquième « montent » dans la hiérarchie des patrimoines, d’autres auront beaucoup d’enfants, d’autres peu.

Le fait que le rendement du capital soit en moyenne supérieur au taux de croissance ne signifie pas que les inégalités vont s’accroitre à l’infini, cela signifie que les inégalités seront d’autant plus fortes que l’écart entre r et g est élevé, si bien que ces inégalités vont avoir tendance à se perpétuer dans le temps. L’enjeu est donc bien la perpétuation des inégalités, plus qu’une augmentation infinie des inégalités qui n’aura pas lieu car il y a toujours de la mobilité ascendante et descendante dans une société.

Le deuxième point important à comprendre est que cette inégalité entre r et g a été une évidence pendant toute l’histoire humaine, tout simplement parce que le taux de croissance était nul.

Dans toutes les sociétés préindustrielles, la croissance était nulle ou quasi-nulle – de 0,1 à 0,2 % par an – mais le rendement du capital, notamment du capital terrien, n’était pas nul. Avec la Révolution industrielle, et c’est là un des résultats les plus importants de ce livre, la croissance industrielle moderne n’a pas modifié cette réalité aussi profondément qu’on ne se l’imagine parfois.

La croissance mondiale du PIB depuis la Révolution industrielle est de 1,6 % par an et la croissance du PIB par habitant seulement de 0,8 % par an, ce qui permet de multiplier par dix à la fois la population et le PIB par habitant sur trois siècles.

Aujourd’hui encore, si on regarde les pays riches, on a un taux de croissance de 1 à 1,5 % par an. Ce qui permet de transformer la société, cela veut dire qu’il y a un tiers de l’économie qui s’est renouvelé, comme les technologies de l’information…

Il y a beaucoup de choses dans le monde d’aujourd’hui qui n’étaient pas là il y a trente ans. C’est la même chose dans la société de 1900. J’entendais aux États-Unis des remarques soulignant le faible intérêt des sociétés européennes de l’avant-première guerre mondiale car elles semblent être des sociétés agraires figées.

Or, en 1900/1910, on invente l’automobile, la radio, l’électricité, les placements internationaux, c’est moins important que Facebook mais ce sont des innovations importantes. Mais cela ne suffisait pas pour contrer une extraordinaire concentration des patrimoines et des inégalités.

Si on essaie de revenir sur cet épisode fondateur de la Révolution industrielle et des décennies menant à la première guerre mondiale et si on examine attentivement les archives successorales collectées avec G. Postel-Vinay et J.L. Rosenthal, on voit que cette extraordinaire concentration des patrimoines et cette augmentation des inégalités de patrimoine en France jusqu’en 1914 s’explique parce que le rendement du capital était nettement supérieur au taux de croissance.

Il faut ajouter qu’une grande partie de la croissance du XXe siècle en France et au niveau mondial est une croissance exceptionnellement rapide de la population qui, d’après toutes les prévisions dont on dispose, est en passe de disparaître.

Et d’ailleurs, dans beaucoup de pays, au Japon ou en Chine, mais aussi dans les pays européens, on a des croissances négatives de la population. Ce phénomène conduit à des taux de croissance du PIB beaucoup plus faibles que pendant les 30 Glorieuses, d’autant plus que le rattrapage économique est terminé depuis longtemps pour les pays dévastés par les guerres. On est revenu, depuis 1980-1990, à des rythmes de croissance beaucoup plus réduits, de l’ordre de 1 à 1,5 % par an. On retrouve de fait ce principe du rendement du capital supérieur au taux de croissance.

Tout laisse à penser que la normalité à long terme est faite d’une croissance lente : 1 % par an ce qui est déjà un renouvellement très profond de nos sociétés. Il faut un appareil éducatif très solide et très inclusif pour permettre à tout le monde de trouver sa place dans une société qui se renouvelle à 1 % par an, où un tiers des secteurs d’activité sont renouvelés à chaque génération. Au lieu de rêver à une croissance de 4 à 5 %, essayons déjà de bien organiser cette croissance à 1 ou 1,5 %.

On a concrètement un retour de l’héritage et à la possibilité d’un enrichissement par des plus-values, ce qui remet fortement en cause notre idéal de réussite par le travail et par le salaire.

Et c’est important de le prendre en compte non seulement au niveau national mais aussi au niveau international car la dérégulation financière conduit à accentuer l’inégalité d’accès à des rendements du capital qui sont supérieurs au rendement moyen du capital.

La dérégulation financière a accentué cette évolution en permettant à de très gros patrimoines financiers d’avoir des rendements exceptionnels. Les fortes dotations en capital des universités américaines obtiennent sur longue période des rendements très élevés, d’autant plus élevés que la dotation initiale est importante et sans commune mesure avec ce qu’un patrimoine de 50 000 ou de 100 000 euros ou même de 500 000 euros peut espérer obtenir. Ce phénomène général du r<g est considérablement accentué par l’inégalité du rendement du capital qui, dans certains cas, n’est pas très élevé, proche de l’inflation, alors qu’il est de 7 à 8 % dans d’autres.

Le capital : une histoire complexe

L’histoire du capital est vraiment une histoire multidimensionnelle faite de rapports de force qui dépend de chaque catégorie d’actifs patrimoniaux. L’histoire du capital immobilier n’est ni l’histoire du capital professionnel, ni l’histoire des placements financiers internationaux, ni l’histoire de la dette publique, ni l’histoire du capital négrier qui est une forme de capital privé aux États-Unis jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1865.

Cet exemple illustre, de façon assez claire, que le capital est fait de rapports de pouvoir, de domination ; c’est une construction sociale, politique autant qu’économique, et chaque type de richesse, d’actif, de possession donne lieu à des négociations, des rapports de force, des affrontements violents différents suivant les types d’actifs que l’on considère.

En particulier, ce livre essaie de montrer l’importance des crises inflationnistes autour de la dette publique, l’importance des actifs financiers internationaux pour la France et le Royaume-Uni qui possèdent une bonne partie du reste du monde dans le cadre de leurs empires coloniaux jusqu’à la première guerre mondiale, puis un énorme affaissement par la suite lié aux indépendances. Donc il faut vraiment rendre justice à cette diversité des formes de possession et à la complexité des rapports de force et de domination.

Ce livre fait le « va et vient » entre une histoire du capital très près du terrain, aux affrontements liés à ses différentes formes de possession avec un point de vue plus macroéconomique lié à la structure d’ensemble de ce qu’il y a «à posséder » dans une société donnée. Ce « va et vient » est absolument nécessaire. Le modèle où vous additionnez toutes ces formes de capital dans une seule grande catégorie, un grand K homogène, joue dans ce livre un rôle beaucoup plus limité que certains ne se l’imaginent. 

Les mouvements de prix de l’immobilier et de prix de la bourse jouent un rôle fondamental dans les dynamiques de l’accumulation du capital. Il faut donc avoir une vision très critique de la théorie, utiliser ce sur quoi elle peut nous éclairer dans nos intuitions mais en essayant d’avoir cette approche de la réalité des fortunes, du capital et des inégalités. 

Un impôt mondial sur le capital : la solution ?

Il y a beaucoup de solutions complémentaires les unes des autres pour réguler la dynamique de la concentration des fortunes. L’investissement dans l’éducation est la forme de politique de réduction des inégalités la plus importante à long terme.

Mais cela ne suffit pas parce qu’il y a des logiques soit d’élévation excessive des très hauts revenus managériaux soit de concentration du capital notamment pour les patrimoines élevés, qui peuvent générer des inégalités excessives. L’éducation doit s’accompagner de politiques dans d’autres domaines, notamment la mise en place d’impôts progressifs sur le revenu et sur le patrimoine.

On peut faire beaucoup de choses, les gouvernements ont créé, sous la pression des événements, par exemple l’impôt progressif il y a un siècle. Beaucoup pensaient que c’était une belle utopie. L’histoire est pleine de surprises et de belles utopies qui se réalisent d’une façon dont on ne l’avait pas prévue.

C’est important de réaliser que tous les pays ont des formes d’impôt sur le patrimoine. En général, il s’agit d’impôts proportionnels sur le patrimoine immobilier qui sont très lourds, par exemple la taxe foncière en France rapporte cinq fois plus que l’impôt sur la fortune. Et si l’on avait, en France, l’impôt foncier des États-Unis ou du Royaume-Uni, il faudrait multiplier par deux notre taxe foncière.

Actuellement, il y a donc dans tous ces pays des impôts sur le patrimoine très lourds qui ont le défaut de ne pas être progressifs c’est-à-dire qu’ils pèsent de façon proportionnelle sur le patrimoine immobilier, sans même prendre en compte les dettes. Ainsi un ménage modeste peut se retrouver très endetté s’il a un appartement de 300 000 euros financé par un emprunt de 290 000 euros, son patrimoine net est seulement de 10 000 euros.

L’idée est de transformer cet impôt proportionnel en un impôt progressif sur le patrimoine net. Ceci se traduirait, dans la plupart des pays développés, par une très forte réduction d’impôt sur les 90 % de la population qui cherchent à accéder au patrimoine. Il arrive que les ménages aient, aux États-Unis, des emprunts supérieurs à la valeur de leurs actifs immobiliers mais ils  payent autant de « property tax » que les ménages sans emprunt ou qui ont hérité de leur appartement. C’est un système absurde car nos formes d’imposition sur le patrimoine ont été créées il y a 2 siècles, à un moment où le patrimoine était d’abord foncier comptant peu d’actifs financiers et de dettes.

Il s’agit de trouver des formes modernes d’imposition, adaptées à la structure actuelle des patrimoines. C’est intéressant de voir qu’en Espagne le gouvernement Rajoy a réintroduit l’impôt sur la fortune, supprimé sous le gouvernement Zapatero. En Italie, le gouvernement Monti a voulu introduire un impôt sur l’immobilier et sur les patrimoines financiers mais avec un taux huit fois plus élevé sur le patrimoine immobilier que le patrimoine financier.

Cela montre que ces questions d’impôt sur le patrimoine vont au-delà de la gauche et de la droite, c’est simplement une question de bon sens. Quand vous avez une telle prospérité des patrimoines immobiliers et financiers en Espagne et en Italie avec une énorme dette publique et des salaires qui stagnent, ne pas demander un peu plus aux patrimoines est une folie.

Mais imposer le patrimoine doit se faire dans le cadre d’une coopération européenne et internationale. La volonté existe, il est intéressant de voir qu’au Royaume-Uni le gouvernement travailliste a créé un taux d’imposition de 5 % sur les « mansions », c’est-à-dire les propriétés supérieures à 1 million de livres à Londres. Le gouvernement Cameron a créé un taux de 7 % pour les transactions au-dessus de 2 millions de livres.

Il y a encore cinq ans, tout le monde pensait que le secret bancaire en Suisse existerait toujours. Finalement, il a suffi de quelques sanctions bancaires des États-Unis sur les banques suisses pour que la Suisse change immédiatement de législation.

Que retenir de cet épisode ? Les pays européens n’ont pas réussi à régler ce problème tout seuls. C’est un peu triste car la France et l’Allemagne sont autrement plus concernées que les États-Unis par le secret bancaire en Suisse. Il a fallu attendre les sanctions bancaires américaines pour accepter la mise en place des transmissions automatiques d’informations en Europe et la création d’un registre des titres financiers.

On a connu dans le passé des crises inégalitaires et des crises de la dette publique encore plus importantes que ce que l’on a actuellement. Le Royaume-Uni a eu deux années de PIB en dette publique au XIXe siècle, cela lui a pris un siècle d’austérité. La mise en perspective historique et comparative des inégalités est instructive et chacun doit pouvoir s’en saisir : c’est là l’objectif principal de ce livre. 

    2 commentaires sur “Inégalités : mieux vaut hériter que travailler”
    1. Bonjour,

      Merci de votre lecture attentive.
      Nous avons procédé à cette petite correction.

      Meilleures salutations.

      L’Equipe de Lafinancepourtous.com

    2. Une petite erreur s’est glissée dans le texte sous la dernière vidéo.

      Ainsi un ménage modeste peut se retrouver très endetté s’il a un appartement de 300 000 euros financé par un emprunt de 290 000 euros, son patrimoine net est seulement de 10 00 euros et non pas 100 000 comme indiqué.

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