Philippe Moati est professeur d’économie à l’université Paris Diderot et co-président de l’Observatoire Société et Consommation (L’ObSoCo).
Votre livre s’appelle la Nouvelle Révolution Commerciale. Quels sont les grands changements qui s’opèrent dans le commerce ?
Le premier signal a été l’érosion progressive de la position des hypermarchés, figures emblématiques de la précédente révolution commerciale. Plus récemment, des signes d’essoufflement des centres commerciaux sont apparus et la grande distribution s’est implantée en ville avec de nouveaux formats adaptés. Cela a commencé, il y a un certain nombre d’années, avec des enseignes comme Leroy Merlin et Décathlon puis les enseignes alimentaires (Carrefour, Auchan) ont suivi. S’ajoutent à cela une intense activité d’innovation en matière de concepts commerciaux et une restructuration assez importante de l’organisation des entreprises commerciales.
Depuis toujours, le commerce est un secteur très actif et mobile. Mais mon hypothèse est qu’aujourd’hui, plus qu’une évolution habituelle, ces mutations témoignent d’un changement de nature. Pour moi, ce sont les premières manifestations d’une révolution commerciale.
Ces tendances s’accélèrent pour plusieurs raisons, d’abord exogènes : la conjoncture se dégrade, même si ce n’est pas en soi, un facteur suffisant. Mais la vitesse vertigineuse à laquelle le monde évolue provoque un état d’alerte même chez les acteurs installés dans une certaine routine. Les distributeurs doivent s’y adapter. Le comportement des consommateurs change de façon évidente.
Comment expliquez-vous les changements de comportement des consommateurs ? Sont-ils dus à la prise de conscience environnementale et au désintérêt pour la consommation individuelle que vous évoquez ?
Il y a une vraie désynchronisation entre la manière dont la grande distribution continue de faire du commerce et ce qu’est devenue la société. Le modèle de la grande distribution et ses principes commerciaux étaient parfaitement en phase avec la société des Trente Glorieuses. Cette société a changé. Aujourd’hui, notre organisation sociale et nos modes de vie nous éloignent assez fortement du modèle de consommation de masse sous-jacent à la grande distribution. Les déterminants dans la décision d’achat sont plus subtils que la seule recherche du « prix bas » et intègrent de plus en plus des facteurs immatériels.
A cela s’ajoutent des évolutions plus récentes liées à la prise de conscience environnementale, à un certain désenchantement à l’égard de la consommation et aux tensions persistantes sur le pouvoir d’achat des ménages. Les distributeurs sont confrontés à des consommateurs qu’ils connaissent moins bien et qui leur imposent de réviser leur copie.
Quels sont les nouveaux comportements des consommateurs ?
Les consommateurs recherchent un rapport marchand plus personnalisé, pas simplement un produit qui leur ressemble, mais une manière d’entrer en relation avec le vendeur, plus respectueuse de la personne. Les concepts qui misaient sur l’accueil en masse de clients traités de manière indifférenciée ne marchent plus.
Plus récemment, certains consommateurs ont pris de la distance avec les concepts de la grande distribution qui prévalaient pendant les Trente Glorieuses : l’abondance, l’accès à la consommation etc. Aujourd’hui, cela véhicule pour certains un imaginaire de gaspillage, de manipulation et d’incitation à dépasser ses moyens.
Tout le monde ne s’en détourne pas, mais une fissure s’est créée dans le système. Une partie de l’opinion aspire à autre chose. Et il s’agit de saisir cette autre chose et de l’incarner par de nouvelles formes de commerce.
Quel a été l’impact de la crise sur les consommateurs ?
Les choses ont changé avant la crise, à partir du milieu des années 2000 avec le passage à l’Euro et l’arrivée en masse des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication).
Les ménages ont dû faire de la place dans leur budget pour ces nouveaux biens et services. Puis, l’épisode inflationniste de 2007-08 a profondément modifié les comportements de consommation, bien plus que la crise. Paradoxalement, la crise, en faisant baisser le prix notamment des matières premières sur les marchés mondiaux, a procuré un peu de pouvoir d’achat aux ménages.
Quelles seront les conséquences pour les hypermarchés et les centres commerciaux dans les quinze années à venir de ces changements de comportement ?
Il est probable que leur nombre diminue ne serait-ce que pour laisser de la place au e-commerce. Mais en général, les organisations essayent de « sauver les meubles ». Depuis plusieurs années, les hypermarchés et les centres commerciaux réfléchissent à la manière de faire évoluer le concept avec un bonheur qui reste à démontrer.
Les nouveaux centres commerciaux s’intègrent davantage dans la ville, leur concept s’élargit et l’architecture est retravaillée. La réhabilitation des centres commerciaux existants a apporté des améliorations substantielles. Mais les formes de commerce, qui ont été au cœur de la précédente révolution commerciale, peuvent-elles rester dominantes dans une nouvelle révolution commerciale ? J’en doute.
Vous parlez d’une orientation vers un modèle serviciel, quelles en sont les caractéristiques ?
Le moteur du changement est que le commerce va « s’orienter client ». A mesure que cela arrive, les acteurs prennent conscience de l’importance des effets utiles pour le client. Ils s’intéressent à ce qui motive la décision d’achat et réalisent qu’une approche plus pertinente du client qui consiste à parler moins du produit et plus du bénéfice lié à sa consommation. Un produit génère des effets utiles dans le sens où il contribue à résoudre un problème. Plus la réflexion porte sur la problématique du client, plus la logique va dépasser la vente d’un produit isolé et s’orienter vers des bouquets qui apporteront une solution globale à un problème.
Quels sont les avantages pour les clients de la multiplication des concepts commerciaux plus pointus et plus précis que vous décrivez dans le livre ?
Le commerce de précision apporte une réponse précise à leurs attentes d’autant plus pertinente que les clients sont face non pas à une offre pléthorique mais à une sélection. La grande distribution focalisait sur le prix bas mais les enquêtes révèlent que c’est le rapport qualité/prix qui compte le plus pour le client. Si l’offre est très pertinente et apporte beaucoup de bénéfices, les clients sont prêts à supporter un coût plus important pour optimiser leur consommation.
Le commerce de précision amorce le basculement du modèle de la grande distribution basé sur le volume et la quantité. Dans un monde « fini » dans tous les sens du terme, ce modèle a atteint ses limites. Il faut revoir les fondamentaux du modèle économique et cela passera par la substitution de la valeur à la quantité.
La sortie de crise passe-t-elle par la consommation ?
Pour l’instant, nous avons évité la catastrophe car la consommation s’est maintenue grâce aux dispositifs de protection du revenu des salariés. Cependant, les données disponibles de la consommation des ménages en 2011 ne sont pas bonnes du tout. Le président élu en 2012 sera obligé d’assainir rapidement les finances publiques et d’une manière ou d’une autre, cela se traduira par un alourdissement de la fiscalité des ménages. On peut craindre un impact plutôt négatif sur la croissance comme c’est le cas en Grèce : nous aurons une croissance molle avec un chômage encore important, un contexte qui ne sera pas propice à la négociation salariale et donc une pression fiscale qui va s’accroître. Rien ne permet d’espérer dans les prochains mois ou années que le pouvoir d’achat des ménages sera dynamique. Donc il n’est plus possible de compter sur la consommation des ménages pour relancer l’économie française.
Si l’on considère que la crise financière est une crise de régime – du fonctionnement de notre économie qui n’est pas viable et accumule les déséquilibres– à laquelle s’ajoute la crise écologique, la solution peut en partie venir de la consommation. Les nouveaux comportements de consommation laissent penser qu’il y a peut-être une fenêtre d’opportunité pour s’engager dans un modèle de consommation différent qui permettrait de mieux concilier les trois impératifs que sont la croissance et la rentabilité pour les entreprises, la satisfaction de leurs besoins pour les consommateurs, et les enjeux écologiques. Le modèle serviciel, s’il est bien canalisé, peut nous aider à entrer dans une économie de la qualité, une économie moins des produits mais plus des effets utiles, moins des moyens et plus des finalités.
Voir notre interview vidéo d’avril 2009 : De nouveaux modèles de consommation ?