Chypre a conclu lundi matin, à la dernière minute, un accord avec l’Union européenne et le Fonds monétaire international. La contrepartie de l’aide de 10 milliards d’euros accordée via le Mécanisme Européen de Stabilité (MES) et le FMI ne sera pas une taxation de tous les dépôts dès le premier euro comme prévu dans le plan initial, mais une restructuration considérable du secteur bancaire chypriote, qui entrainera des pertes financières importantes pour les actionnaires, les créanciers et surtout les gros épargnants dans les deux banques chypriotes.
Retour sur le psychodrame chypriote.
Une place financière hypertrophiée
Chypre, petit pays de 800 000 habitants, s’est spécialisée dans la finance, en particulier depuis son intégration dans la zone euro en 2008 ; pour être performante en la matière, elle a développé des structures qui en font un paradis fiscal au même titre que d’autres iles exotiques… ou que le Luxembourg (voir notre article sur la concurrence fiscale en Europe) secret bancaire, très faible taxation des revenus financiers et des bénéfices etc… Chypre est un pays avec deux grandes banques privées et une activité bancaire dont le bilan représente 8 fois le PIB (lequel se monte à 17 milliards d’euros).
Dans ces conditions les capitaux ont afflué massivement venant notamment de Russie, et de Grèce. Lieu d’arrivée de ces capitaux en mal d’évasion fiscale ou fruits d’activités illégales en mal de blanchiment, Chypre est aussi un lieu de recyclage transformant ces fonds en investissements directs à l’étranger y compris vers leur lieu d’origine : Chypre est le premier investisseur étranger en Russie.
Le contrecoup de la crise grecque
Mais il arrive à Chypre ce qui est arrivé à d’autres pays qui ont hypertrophié leur finance comme l’Irlande ou l’Islande ou même dans une certaine mesure l’Espagne. La prospérité fondée sur l’activité financière se révèle au bout d’un certain temps fragile et pour une part factice, provoquant un phénomène de bulle. Le pays est frappé par les contrecoups de la crise financière de 2008.En 2009, le PIB recule de 1,7 % et depuis il stagne. Le chômage est passé de 5 à 8 % de la population active. Le déficit public dépasse les 5 % et la dette publique est à 70% (c’est à dire cependant moins que la moyenne des pays de la zone euro). La crise chypriote n’est donc pas une crise de la dette publique mais une crise du système bancaire : il faut sauver les banques chypriotes qui sont depuis plus d’un an dans des difficultés extrêmes. Non pas tant du fait d’un reflux des dépôts mais à cause du contrecoup de la crise grecque : les deux principales banques de l’île, qui détenaient massivement des titres de dette publique grecque ont subi une perte d’environ 4,5 milliards d’euros sur l’effacement de cette dette décidée il y a un an. Les banques chypriotes sont aussi très exposées à la faiblesse de l’économie grecque. Elles ont prêté aux entreprises et aux ménages grecs à hauteur de 23 milliards d’euros.
Des mesures d’austérité ont été mises en place portant sur les salaires et les retraites de la fonction publique. Mais cela ne pouvait réussir à sauver les banques chypriotes.
Celles-ci ont besoin d’un sauvetage d’urgence. Il faut un apport de fonds estimé au total à l’équivalent du PIB. Évidemment l’État chypriote ne peut y arriver tout seul. En sa qualité de membre de l’euro, il a demandé que joue la solidarité de la zone.
Plan de sauvetage… avec ou sans taxation des dépôts ?
Après une discussion de plus d’un an, la troïka (Commission, BCE et FMI) s’est mis d’accord le 17 mars 2013, avec les ministres des finances de la zone euro et avec le nouveau gouvernement grec issu des élections présidentielles du 23 février 2013. L’aide accordée à l’Etat chypriote sera de 10 milliards car au-delà l’augmentation de la dette publique chypriote est jugée insoutenable. L’Etat chypriote devra de son côté mobiliser 5,8 milliards d’euros. Dans un premier temps (mi-mars), l’accord s’était fait sur une taxation de l’ensemble des dépôts (dépôts bancaires et autres dépôts d’épargne) quelle que soit la nationalité des déposants. Il était prévu que la taxe soit de 6,75 % sur les dépôts bancaires en-deçà de 100 000 euros et de 9,9 % au-delà. Le dispositif a été très mal ressenti par les Chypriotes, par les Russes, mais aussi par différents commentateurs, notamment en France, qui y ont vu une remise en cause de la règle de garantie des dépôts jusqu’à 100 000 euros adoptée pour rétablir la confiance des épargnants et éviter les sorties de fonds déstabilisantes dans les banques des pays en difficulté au sein de la zone. Face au tollé des Chypriotes, le Parlement chypriote a rejeté massivement le plan initial le 19 mars. Le gouvernent chypriote recherche un plan B qui éviterait une taxation des dépôts. Le 21 mars, il a annoncé la création d’un “fonds d’investissement de solidarité” dont on ne connait pas à ce stade et à cette heure les contours (ce sera donc à préciser )…
Menaces sur le programme ELA
D’autre part, la BCE accorde aux banques chypriotes des liquidités d’urgence dans le cadre du programme ELA (Emergency liquidity assistance). Le dispositif ELA est exceptionnel car il permet aux banques centrales nationales et non à la BCE de fournir des prêts à leurs établissements bancaires nationaux dans des situations d’urgence et en principe sous trois conditions : l’intervention ne peut se faire qu’en faveur d’établissements ayant des problèmes de liquidité mais pas de solvabilité.
Pour mémoire, la distinction entre les deux situations est simple dans les principes mais difficile à réaliser concrètement. Face à un problème de liquidité, une banque a seulement besoin de fonds temporairement jusqu’à ce que la situation se normalise. En revanche, une banque insolvable ne peut pas faire face à ses engagements. Dans le premier cas, elle a des avoirs suffisants, mais pas assez liquides, dans le second, ses actifs sont insuffisants. Mais dans la pratique, compte tenu de la difficulté à évaluer le prix des actifs, la différence entre les deux est souvent délicate à établir.
En outre, des garanties très solides doivent être apportées par les banques bénéficiaires en contrepartie des prêts ; les prêts d’urgence doivent être accordés avec un taux d’intérêt pénalisant. Des facilités ELA ont déjà été accordées notamment aux banques irlandaises et grecques.
Le conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE), réuni jeudi 21 mars, a décidé de maintenir le programme ELA aux banques chypriotes jusqu’au lundi 25 mars. Après cette date, le programme ne restera ouvert aux banques chypriotes que si un programme d’aide conjoint de l’Union Européenne et du FMI a été mis en place. C’est incontestablement une pression exercée par la BCE pour que Chypre accepte de mettre en place rapidement un plan de remplacement de la taxation des dépôts qui recueillerait l’accord de la commission, du conseil et du FMI. Mais c’est un peu une arme de dissuasion atomique. Si lundi 25, il n’y avait pas eu d’accord et que la BCE avait décidé d’arrêter son programme ELA au bénéfice de Chypre, les banques chypriotes auraient été en faillite. Chypre aurait dû sortir de l’euro et émettre une nouvelle monnaie nationale…
Le plan du 25 mars 2013
Il aura fallu attendre lundi matin pour que les parties prenantes rendent public l’accord suivant :
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La banque Laïki, deuxième banque chypriote sera immédiatement liquidée – avec la pleine contribution des actionnaires, des porteurs d’obligations et des déposants non assurés (au-dessus de 100 000 euros). Laïki sera divisée en une banque assainie (« good bank ») où seront regroupés les dépôts inférieurs à 100.000 euros, qui bénéficient d’une garantie publique dans l’Union européenne et une structure de défaisance (« bad bank ») où seront stockés tous les actifs à risque de la banque. La structure de défaisance se réduira au fil du temps.
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La banque assainie sera fusionnée avec l’autre banque chypriote, la Bank of Cyprus (BoC).
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La Bank of Cyprus reprendra donc les dépôts garantis de Laiki Bank mais aussi les dettes de Laiki Bank envers la Banque centrale européenne (9 milliards d’euros) notamment ceux liés au programme ELA. La BCE continuera d’apporter des liquidités à la Bank of Cyprus. Celle-ci sera recapitalisée afin de parvenir à un ratio de fonds propres de 9 %. Cela se fera notamment par une conversion des dépôts au-delà de 100 000 euros en participations et non par une utilisation du prêt européen. Ces dépôts sont donc gelés.
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Les autorités chypriotes mettent en place une restriction des mouvements de capitaux, pour éviter la fuite des capitaux, notamment étrangers. Il s’agit surtout de capitaux russes et britanniques, qui étaient placés à des taux très attrayants dans les banques chypriotes.
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Parmi les mesures d’accompagnement du plan, il est notamment prévu un plan d’ajustement structurel incluant notamment des privatisations, une hausse de l’impôt sur les sociétés (qui passe de 10 à 12,5 %) et un renforcement de la lutte contre le blanchiment d’argent, en fonction des résultats d’un audit qui va être rapidement effectué.
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Les filiales chypriotes des banques étrangères installées à Chypre ne sont pas concernées par le dispositif. Leurs gros déposants au-delà de 100 000 euros ne sont nullement taxés.
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Compte tenu de la nouvelle loi sur les faillites bancaires adoptée par le Parlement chypriote quelques jours auparavant, le plan du 25 mars n’a plus à être voté par les députés.
Le plan adopté va produire une diminution drastique de la taille du secteur bancaire de Chypre et la fin des avantages qui en faisaient un paradis fiscal. Dans l’immédiat, cela se traduira par des suppressions d’emploi dans la première « industrie » du pays, par des baisses de revenus qui ne concerneront pas seulement les gros épargnants étrangers et par un doublement de la dette publique passant de 70 à 150 % du PIB (à condition que celui-ci ne s’effondre pas).
L’enjeu pour ce pays sera malgré tout d’éviter une fuite des capitaux locaux et de réussir à rebondir par une reconversion de son économie utilisant notamment ses atouts stratégiques, touristiques et gaziers.
Pour la zone euro, les risques de perte de confiance entrainés par le non-respect de la garantie des dépôts en euros ne sont pas totalement levés dans la mesure où le principe d’une taxation avait été accepté par les autorités européennes. Mais des risques de fuite de capitaux peuvent également venir d’investisseurs qui ont de gros avoirs dans des banques en situation fragile dans d’autres pays en difficulté et qui peuvent se sentir menacés par l’application éventuelle d’un plan à la Chypriote. Imprudemment, le président de l’eurogroupe, le ministre des Pays-Bas Jeroen Dijsselbloem a affirmé en effet (avant de se dédire) que le plan pourrait servir de modèle pour l’Europe. Il ressort d’autre part que la question des paradis fiscaux et de l’hypertrophie des activités financières dans certains territoires est un problème majeur. Le traitement s’arrêtera-t-il au petit cas chypriote ?