Une province d’Argentine lance sa propre monnaie
La Rioja, province reculée au nord-ouest de l’Argentine et particulièrement pauvre, a émis sa propre devise, le chacho. La province a fait défaut en février dernier, en partie à cause des réformes de Javier Milei. Le gouvernement fédéral a réduit ses versements aux provinces, entraînant pour celles-ci de lourdes difficultés de financement. Ces difficultés surviennent dans une Argentine en proie à une crise économique profonde, avec la plus forte inflation au monde, de 263 % sur un an. Cette création de monnaie locale se présente comme une tentative presque désespérée pour la province de se financer et de générer de l’activité économique.
Le projet de chacho doit devenir, pour la province, la monnaie dans laquelle seront libellés les salaires des fonctionnaires et les impôts locaux.
Le chacho se décline en billets allant de 1 000 à 50 000. La parité établie avec le peso argentin est d’un pour un. Cependant, la province a annoncé reprendre chaque chacho contre 1,17 peso afin d’encourager sa circulation.
La province a commencé par distribuer 50 000 chachos à tous les fonctionnaires (environ 50 dollars), et ceux-ci se sont pressés d’aller les dépenser pour des achats de première nécessité. Cependant, les commerçants, bien que fortement incités à accepter le chacho, sont assez frileux. Cette situation ressemble à s’y méprendre à la loi de Gresham : “la mauvaise monnaie chasse la bonne”. Tous les citoyens disposant de chachos, la mauvaise monnaie, tentent de s’en débarrasser le plus vite possible, et préfèrent garder les pesos, la bonne monnaie, en réserve.
La viabilité du chacho : ce que dit le chartalisme
Pour mieux comprendre ce que signifie cette réforme, on peut se tourner vers la principale théorie de la légitimité de la monnaie : le chartalisme.
La théorie chartaliste, développée en particulier au début du XXème siècle, affirme le rôle central de l’État dans l’émission et l’utilisation de la monnaie. Supposons que l’État décrète une nouvelle monnaie, la finpourtous. Pourquoi les acteurs économiques l’accepteraient-ils ? Elle ne semble reposer sur rien, ne sert pas de moyen de paiement, ne constitue pas une réserve de valeur, et personne ne compte avec. Absurde, non ?
L’État commence par payer tous les fonctionnaires en finpourtous, ainsi que toutes les sociétés privées auxquelles il fait appel. Il verse toutes les prestations sociales et les retraites en finpourtous, de même que toutes les subventions aux entreprises. Des millions d’acteurs se retrouvent donc en possession de ce nouvel actif. Dans le même temps, l’État exige que tous les impôts, toutes les prestations, toutes les amendes, toutes les redevances, tous les frais de notaires, soient désormais réglés en finpourtous. Tout acteur est alors contraint de détenir cette monnaie, et ce, en grande quantité. Cette impulsion de l’État infuse dans le circuit économique : quitte à utiliser cette monnaie pour toutes les relations avec l’État, autant l’utiliser pour le reste.
L’État est donc maître de l’offre et de la demande de monnaie. Selon la théorie chartaliste, la monnaie n’a pas besoin d’être adossée à l’or, à l’argent ou à toute autre marchandise précieuse. Elle est adossée au pouvoir de l’État, qui est largement suffisant. La seule limite du pouvoir de création monétaire est l’inflation : l’État ne peut pas créer une quantité illimitée de monnaie sans conséquence.
La Théorie Monétaire Moderne (Modern Monetary Theory, MMT) est issue de la “redécouverte” du chartalisme dans les années 1990. On l’appelle d’ailleurs couramment la théorie néo-chartaliste.
En théorie, donc, le chacho pourrait être viable sur le long-terme, la province ayant un rôle prépondérant dans l’économie. Bien entendu, en pratique, la situation est beaucoup plus compliquée. Tout d’abord parce que la province tente de faire coexister le chacho avec le peso argentin, auquel il est adossé. Il y a donc une concurrence entre deux monnaies, dont l’une est émis par l’État central. S’ajoute également le dollar, utilisé comme monnaie de réserve et moyen de paiement privilégié dans l’immobilier.
Surtout, parce que la théorie chartaliste a ses limites. De nombreux exemples de rejet de la monnaie étatique par les acteurs existent, comme les billets du système de Law en France, ou le mark-papier en Allemagne. Pour prendre un exemple plus proche de l’Argentine, les zones reculées de la Colombie rejettent la monnaie officielle, le peso colombien. Dans ces villages gangrénés par la culture de la plante de coca, les banques et les services de l’État sont presque absents. Les habitants utilisent ainsi la pâte de coca comme un moyen de paiement. Elle a une valeur estimée selon son poids et sert aux dépenses du quotidien. Dès lors que l’État se retire du système économique ou gère mal l’émission de monnaie, la confiance de la population dans la monnaie peut s’effondrer.
Quelle suite pour l’Argentine ?
L’Argentine voit donc cohabiter plusieurs monnaies, dont seul le dollar, pourtant devise étrangère, bénéficie d’une confiance solide de la population.
L’exemple du chacho n’est pas une première en Argentine. La Rioja et d’autres régions ont déjà expérimenté des monnaies locales alors que la Banque d’Argentine avait adopté un système de caisse d’émission (currency board) en 1991. L’objectif du currency board était de remettre les finances publiques sur de bons rails. En émettant leur propre monnaie, les provinces ont continué d’accroître leurs déficits, précipitant le pays vers une nouvelle crise, alors même que le système de caisse d’émission avait eu au départ des effets positifs.
L’objectif annoncé par le président Milei lors de son élection était la dollarisation de l’Argentine. Ce processus reviendrait à abandonner le peso et toute souveraineté monétaire au profit de l’adoption du dollar comme monnaie unique. L’économiste Hubert Kempf commente ce choix avec clarté. S’il convient que la dollarisation peut effectivement être une solution à l’hyperinflation, il met en garde contre une réforme monétaire isolée. En effet, si les problèmes structurels de l’Argentine (laxisme budgétaire en particulier) ne sont pas traités avec des réformes profondes et crédibles, alors la dollarisation n’apportera que plus d’instabilité.