Odile Jacob2013306 pages
Redonner sa chance à l’Europe
Michel Aglietta, professeur émérite à l’Université Paris-X Nanterre, conseiller scientifique au Cepii et à Groupama-AM, alterne depuis plusieurs années des livres courts destinés au grand public et des ouvrages plus approfondis dont la lecture requiert davantage de connaissances économiques. Un new deal pour l’Europe coécrit avec Thomas Brand, chargé de mission au Centre d’analyse stratégique (l’ancien Commissariat au plan) fait partie de cette seconde catégorie.
Les auteurs se revendiquent de l’économie politique : l’analyse économique de la réalité débouche sur une démarche de propositions qui associent réformes économiques et politiques.
Le livre est d’une brûlante actualité : la zone euro est la seule région du monde à être à nouveau dans la récession; les divergences ne cessent de se creuser entre les pays du nord et ceux du sud plongés dans une profonde dépression économique et une grave crise sociale et politique; la menace d’éclatement de l’euro a été réduite dans l’immédiat, mais son avenir reste en jeu.
Le précédent livre de Michel Aglietta destiné à un très large public était intitulé « Zone euro : éclatement ou fédération » (Editions Michalon 2012 188 pages). « Un new deal pour l’Europe » fournit une analyse plus détaillée et plus approfondie, mais la ligne directrice reste la même. Selon les auteurs, « l’euro souffre d’un vice originel qui est son incomplétude. C’est une monnaie utilisée dans les échanges par tous les citoyens des pays qui l’ont adopté, mais c’est une monnaie étrangère à tous les États ». L’impact de la crise financière sur la zone euro, la succession des erreurs politiques et économiques commises, selon eux, depuis 2010, la crise de plus en plus profonde et étendue qui en résulte montre l’impuissance de la concertation intergouvernementale comme mode de gouvernance de la zone euro. Ils en appellent à des institutions politiques fédérales et à la recherche d’une croissance nouvelle commune pour l’Europe. Faute de quoi, affirment-ils, « il n’y aura pas d’avenir pour l’euro et pas d’avancée démocratique donnant aux citoyens la conviction qu’ils appartiennent à un destin commun ».
Incomplétude de l’euro
Le livre décortique d’abord la formation de l’euro et son « incomplétude ». Il retrace la longue marche vers l’euro, analyse les succès et les échecs du système monétaire européen. Il souligne l’influence décisive de l’ordo-libéralisme allemand dans la conception même de l’euro. C’est une monnaie utilisée dans les échanges par tous les citoyens des pays qui l’ont adopté, mais c’est une monnaie étrangère à tous les États. Tel qu’il s’est construit, écrivent les auteurs, l’euro « est à la fois une monnaie très incomplète du point de vue de la souveraineté monétaire et très contraignante pour les politiques économiques des pays membres ».
Une deuxième partie est consacrée à l’analyse des effets de l’incomplétude de l’euro et de ses règles de fonctionnement. La politique monétaire unique est dictée par la stabilité des prix sans différencier les taux d’intérêt entre les Etats. L’intégration financière crée un espace dérégulé dans lequel « l’allocation du capital est guidée par la structure des rendements et des risques individuels sans considération de frontière nationale » et l’instabilité intrinsèque de la finance n’est pas du tout combattue. L’intégration des marchés est organisée par l’unification des seules règles de la concurrence et les politiques industrielles sont dénigrées, ce qui « fermait la porte à tout projet d’ensemble portant sur l’organisation territoriales des activités productives. »
Politiques catastrophiques
Les auteurs insistent particulièrement sur la montée des dettes privées dans les pays de la zone euro au cours des années 2000 et sur la polarisation industrielle entre l’Allemagne – « seul des grands pays à avoir une stratégie industrielle », la France et les pays de l’Europe du Sud de l’autre. C’est selon eux «l’échec le plus décisif de l’Union économique et monétaire », un échec dont on peut mesurer aujourd’hui toute la gravité des conséquences.
Les auteurs analysent ensuite l’impact de la crise financière déclenchée aux USA en 2007 sur la zone euro. La politique monétaire non conventionnelle de la BCE, les politiques publiques de recapitalisation bancaire et d’assurances sur leur passif et les plans de relance budgétaires ont bloqué la dépression. A l’automne 2009, des signes de reprise se manifestaient. Mais selon eux, les erreurs politiques et économiques se sont succédé depuis 2010. L’assainissement des banques a été trop timoré. Les dirigeants politiques européens ont été incapables d’organiser dès 2010 un défaut partiel sur la dette publique grecque et ils ont laissé ce problème contaminer l’ensemble de la zone alors qu’il aurait dû rester un cas spécifique. Enfin les ajustements budgétaires mis en place sont beaucoup trop rapides. Dans un contexte « où le secteur privé fait tous les efforts possibles pour se désendetter et cherche à ne pas dépenser s’il est assis sur un matelas de liquidités ». Le recul de l’investissement public s’ajoute à celui des investissements privés. Michel Aglietta et Thomas Brand sont particulièrement virulents contre les politiques en cours en Europe, qu’ils jugent « catastrophiques ». Il est « tragique », écrivent-ils, que l’Allemagne exhorte les autres pays à s’engager dans la voie de la dévaluation interne. « C’est une pratique qui jette les pays les uns contre les autres. Elle ne peut aboutir qu’au même résultat que la dévaluation externe par le change des années 1930, c’est-à-dire l’appauvrissement général. Elle conduit au dumping fiscal et à la surenchère dans la baisse de coûts salaraiux, soit par diminution directe des salaires, soit par amputation des droits sociaux… Elle sème la division entre les pays et nourrit l’hostilité des populations contre un projet européen dévoyé ». Et ceci d’autant plus que, soulignent-ils, cette politique aggrave la polarisation économique entre le nord et le sud de la zone.
Faire de l’euro une monnaie complète
Sur la base de ce diagnostic, les auteurs proposent des réformes qui remodèleraient en profondeur l’Union européenne au plan économique et au plan politique. Il s’agit de faire de l’euro une monnaie complète. Cela passe par une profonde redéfinition du mandat de la BCE, par une union bancaire et par une union budgétaire que les auteurs explicitent en détail, là où il est bien connu que le diable se loge volontiers. Ils préconisent ainsi de faire précéder l’Union budgétaire par la création d’un institut budgétaire européen pour coordonner les politiques dans le domaine et organiser la mutualisation des dettes publiques sous la forme d’Eurobonds. Ainsi peut-on constater que les projets en cours parmi les instances européennes sont encore loin du compte.
Ces propositions ont été reprises par des économistes du Conseil d’analyse économique auprès du premier ministre dans une note publiée en avril 2013 sobrement intitulée « Compléter l’euro ».
A ceci près que selon les économistes du CAE ce complément pourrait s’effectuer avec succès sans remise en cause des politiques économiques et sociales actuelles conduites au nom de l’assainissement budgétaire et de la compétitivité. Au contraire, pour Michel Aglietta et Thomas Brand, les transformations institutionnelles nécessaires pour compléter l’euro ne peuvent être séparées d’un contrat social de développement durable qui soit commun aux pays participants. C’est en quoi il s’agit bien d’un new deal pour l’Europe. Sans cela le projet d’union politique européen n’aura pas de véritable légitimité et de soutien populaire. Le dernier chapitre du livre a pour objet de dresser les contours de cette nouvelle frontière pour la zone euro. Ils revisitent en profondeur les notions de compétitivité, d’innovations et de modes de croissance, s’attachent à définir le contenu d’une politique industrielle de croissance soutenable et soulignent in fine le besoin d’une « transformation très profonde de la finance » qui reste notamment inadaptée pour «financer les investissements de long terme liés au développement durable ».
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