L’évolution de la gouvernance des entreprises
Pendant longtemps, les entreprises ont cherché uniquement à maximiser leurs profits. Comme l’écrivait l’économiste Milton Friedman : « Il y a une et une seule responsabilité des affaires – utiliser ses ressources financières et engager des activités désignées à accroître ses profits ».
Même si des réflexions avaient été lancées auparavant, le glissement de l’entreprise appartenant à des personnes physiques (leur propre patrimoine) vers un actionnariat financier (fonds) dans les années 1980 – ce que Dominique Plihon a appelé « capitalisme actionnarial » – a amené à faire évoluer la gouvernance d’entreprise, notamment en précisant les relations entre les actionnaires et les dirigeants, puis progressivement en intégrant toutes les parties prenantes.
C’est d’ailleurs ce qui distinguait les entreprises privées des associations ou des collectivités publiques, qui seules incarnaient une mission d’intérêt et étaient réputées ne pas faire de profit ou en tout cas le réinvestir dans l’activité – et non le distribuer aux actionnaires.
On appelle « partie prenante » de l’entreprise (ou en anglais « stakeholder ») un acteur interne ou externe concerné par son bon fonctionnement. Par exemple :
- en interne: les dirigeants, les salariés (et leur représentants, les syndicats) ;
- en externe : les clients (et les associations de consommateurs ou d’usagers), les fournisseurs, les citoyens (ex : voisins d’une usine – et leurs associations), les collectivités locales, l’administration (ex : fisc), les partenaires (ex : banques, compagnies d’assurance), les organes professionnels (ex : chambre des métiers ou CCI)…
- et bien sûr, les actionnaires, les intermédiaires de financement (ex : gérants de fonds…), les investisseurs potentiels, etc.
Cette notion est souvent liée à la responsabilité sociétale de l’entreprise.
Mais ce sont les scandales du début des années 2000 (ex : Enron) qui ont forcé les institutions (publiques et financières) américaines, européennes et françaises à légiférer. Cela a, par exemple conduit à séparer de plus en plus les fonctions de Président du Conseil d’Administration et de Directeur Général ou à introduire des administrateurs salariés.
Parallèlement, le rôle sociétal de l’entreprise est mis en avant. Dès la loi NRE (Nouvelles Régulations Économiques) de 2001, sa responsabilité sociale et environnementale est exprimée. En 2018, le rapport Notat/Senard, intitulé “L’entreprise, objet d’intérêt collectif”, invite les entreprises à se réapproprier cette responsabilité.
Alors que les salariés se sentent de moins en moins engagés vis-à-vis de leurs employeurs, que les jeunes (notamment les plus diplômés) privilégient des formes de vie professionnelle autres que le salariat dans de grandes entreprises, celles-ci doivent se réinventer, donner plus de sens. Ce que leur permet deux innovations introduites par la loi Pacte.
La « raison d’être » d’une entreprise
Jusqu’à présent, les statuts d’une entreprise définissaient son objet social, son « but lucratif ». La loi Pacte permet désormais d’y intégrer l’intérêt social (prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux inhérents à son activité).
Tout en respectant son objet social, elle définit ainsi sa contribution à l’intérêt collectif et donne sens à son action ainsi qu’à celle de ses collaborateurs.
La raison d’être est ce projet de long terme dans lequel s’inscrit l’objet social de l’entreprise.
Pour être effectivement mobilisatrice, cette raison d’être doit ne pas être un simple slogan mais donner du sens à l’action du groupe. Pour cela quelques principes :
- un véritable engagement des actionnaires, des dirigeants… dans la limite des capacités de l’entreprise ;
- l’absence de contradiction par rapport à la réalisation de profit, indispensable pour la survie de l’entreprise ;
- une possibilité d’embarquer toute l’entreprise (salariés) et son écosystème (clients, fournisseurs, partenaires, banquiers, régulateurs…) – elle doit être compréhensible et « supportable » pour tous ;
- la cohérence avec la stratégie et la vérification (indicateurs à construire) que la conduite des affaires est bien conforme aux engagements et objectifs qu’elle porte.
Voici quelques « raisons d’être » de quelques grands groupes :
- Danone : apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre
- Crédit Agricole : agir chaque jour dans l’intérêt de nos clients et de la société
- Axa : protéger et agir pour un futur serein
- Michelin : offrir à chacun une meilleure façon d’avancer
- La Poste : au service de tous, utile à chacun, La Poste, entreprise de proximité humaine et territoriale, développe les échanges et tisse des liens essentiels en contribuant aux biens communs de la société tout entière
Entreprise à « mission »
Choisir d’être une entreprise à mission n’induit pas un changement de statut ou de catégorie juridique, c’est une nouvelle qualité. L’entreprise volontaire doit seulement inclure dans ses statuts les éléments suivants (déclaration au greffe du tribunal) :
- sa raison d’être (cf. ci-dessus) ;
- le ou les objectifs sociaux et environnementaux qu’elle se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité ;
- la gouvernance à adapter pour les entreprises de plus de 50 salariés, avec un organe de contrôle de l’adéquation entre la raison d’être de l’entreprise et les pratiques, devant comporter au moins un salarié ;
- les modalités du suivi de l’exécution de ces missions.
Elle doit également désigner un organisme tiers indépendant pour vérifier l’atteinte des objectifs retenus. Il doit être choisi parmi les organismes accrédités à cet effet par le Comité français d’accréditation (Cofrac) ou équivalents européens. Cet organisme de contrôle réalise sa première vérification dans les 18 à 24 mois suivant la déclaration de la qualité de société à mission et procède aux suivantes, au moins tous les 2 ans. En cas de non atteinte des objectifs, quiconque peut engager une procédure de retrait de la qualité de société à mission.
Quelques exemples d’entreprises à mission
Selon Novethic, « environ 100 entreprises françaises sont devenues des entreprises à mission, dont 88 à fin 2020 et la cible est estimée à 10 000 d’ici 2025 ». Parmi celles-ci, la Camif, Danone, la Maif, Yves Rocher ou Aigle. Mais les deux tiers sont des PME. « Elles travaillent à 80 % dans les services (dont une dizaine dans la finance), 11 % dans le commerce et 9 % dans l’industrie ». « Elles sont majoritairement franciliennes (62 %) » et « la moitié d’entre elles ont moins de 10 ans ». Enfin, « 11 % sont issues de l’économie sociale et solidaire » (ex : Ulule).
Bien sûr, devenir une entreprise à mission traduit l’objectif d’être au service de la résolution des défis sociaux et environnementaux sans pour autant rogner sur la lucrativité de son modèle mais permet aussi de rendre opposable cette « qualité » à tous (collaborateurs, partenaires, clients, etc.) :
- redonner du sens au sein de l’entreprise en fédérant les équipes autour d’une ambition commune (actionnaires, salariés, partenaires), ce qui permet de renforcer le sentiment d’appartenance de tous ;
- améliorer l’image de l’entreprise auprès de ses parties prenantes. Cela prouve la volonté des dirigeants en faveur d’enjeux sociétaux (demande croissante), leur capacité à se projeter vers l’avenir, à collaborer avec tous les acteurs engagés, à promouvoir l’innovation sans sacrifier la rentabilité en faisant face aux défis environnementaux…
- éviter un rachat hostile, n’intégrant pas les mêmes valeurs ;
- renforcer sa marque employeur, permettant d’attirer des candidats en quête de sens.
Quelques exemples d’engagements, qui peuvent s’appuyer sur les objectifs de développement durable de l’ONU, pour des sociétés françaises déjà devenues des entreprises à mission :
- Habillement : mesurer nos émissions de CO2, réduire nos émissions de CO2, compenser nos émissions de CO2, être transparent sur la vie des produits, accompagner les clients sur des habitudes et des modes d’habillement sains ;
- Distribution non alimentaire : informer, sensibiliser et donner les moyens pour une consommation plus responsable, faire de l’économie circulaire notre standard, dynamiser l’emploi sur nos territoires et favoriser l’insertion, proposer les meilleurs produits possibles pour la santé, instaurer la cocréation à toutes les étapes ;
- Distribution alimentaire : se fournir exclusivement chez des producteurs ou fournisseurs qui respectent un cahier des charges très ambitieux en matière de respect de l’environnement et cofondé avec des experts de la nutrition et des écologues. Limiter la distance entre les lieux de production et les lieux de consommation. Informer de manière transparente les clients sur la composition détaillée des produits vendus, leur origine, leur mode de culture et leur traçabilité. Veiller à proposer des gammes de prix accessibles au plus grand nombre, en prenant en compte les budgets moyens dédiés à l’alimentation, de foyers à faibles revenus, tout en respectant un seuil de rémunération minimal pour les producteurs. Accompagner les clients sur des habitudes et modes d’alimentation sains.
Articulation avec la RSE
Il n’y a pas de lien impératif entre raison d’être d’une entreprise ou sa transformation en société à mission d’une part, et sa stratégie de responsabilité sociétale (RSE), d’autre part. En pratique, cela permet d’aller plus loin dans l’affirmation de leurs engagements RSE, dont les chartes n’ont pas de valeur juridique (malgré le rapport annuel obligatoire pour les grandes entreprises sur ce thème). La plupart des entreprises, ayant défini leur raison d’être ou a fortiori ayant choisi d’être une entreprise à mission, étaient déjà bien connues pour leurs démarches RSE, ce qui devrait se retrouver pour les suivantes pour éviter les incohérences.